[INTERVIEW] Manuel Año – Mission 1000 Tonnes France

Acteur incontournable de l’engagement citoyen en faveur de l’environnement à Maromme,
Manuel Año, représentant de la mission 1000 Tonnes France, évoque son action dans le Cailly…

Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Moi c’est Manuel Ano, j’ai 31 ans et j’ai grandi à Maromme. Je suis parti à 19 ans au Canada, et je suis rentré il y a environ deux ans maintenant. Dans la vie je suis caméraman et explorateur sous-marin et je représente la Mission 1000 tonnes France.

C’est quoi exactement, la Mission 1000 tonnes ?
La Mission 1000 tonnes France, qui est totalement indépendante, vient en fait d’une association canadienne créée en 2018 que j’ai découverte lorsque j’habitais là-bas. Je l’ai rejoint en 2020 comme responsable de plongée, pour développer cette activité qui n’existait pas de leur côté, car ils ne faisaient que des ramassages sur berges. Quand j’ai décidé de revenir vivre en France, j’ai cherché un moyen de rester actif dans mon bénévolat auprès de cette belle association. L’idée m’est venue de recréer cette association ici à Maromme, parce que la mairie nous avait proposé de participer à un projet d’exposition photographique en 2019 et avait montré son intérêt pour notre travail. On avait alors réalisé une petite descente dans le Cailly et, alors que ce n’était pas prévu, nous avions ramassé mon frère et moi 700kg de déchets en 5h. On est revenu par la suite lors du Mois de l’Environnement pour faire de la sensibilisation auprès des habitants. L’objectif pour le moment c’est de rester local, de dépolluer, de s’occuper de l’écosystème près de chez nous, de faire en sorte de se réapproprier l’espace et de continuer à bénéficier de l’accueil incroyable que l’on reçoit à la fois de la Municipalité, mais aussi, et surtout des citoyens locaux qui s’engagent de plus en plus.

Pourquoi est-ce important de nettoyer les cours d’eau ?
Le Cailly prend sa source à 30km de Maromme, on ne peut pas accuser d’autres villes de sa pollution. On est en plein contrôle de ce qu’il s’y passe. Les polluants principaux sont les restes des usines du passé. Il faut s’imaginer le lit du Cailly comme la rue du Gros Horloge à Rouen : complètement pavé. Il n’y a pas d’accès au sable ou au gravier. Il peut y avoir un petit dépôt qui de l’extérieur donne l’impression que si, mais il n’y a que de la brique rouge et de la bouteille en verre sur plusieurs centimètres d’épaisseur sous la première couche de sédiment. Ça forme des croûtes de déchets et donc à chaque ramassage on essaie de faire le mieux possible, même si ce n’est que deux mètres de long. Le but est de retrouver ce que l’on appelle la granulométrie de la rivière, c’est-à-dire le substrat, un sol naturel qui est très important pour la reproduction des poissons. On a actuellement des truites dans le Cailly, mais elles sont placées là par les pêcheurs tous les ans. Elles n’arrivent pas à se reproduire, parce qu’elles n’ont pas d’endroits où pondre. Les poissons pondent leurs œufs dans des espèces de trous, des frayères, pour les protéger du courant, mais pour ça, il faut un sol que les poissons peuvent creuser. Et avec les nombreux seuils dans la rivière, les poissons sont limités. L’un de nos arguments, c’est donc d’offrir des endroits de ponte aux poissons. Le deuxième argument, c’est de dire que tant qu’il y a de la pollution, on ne peut pas se baigner, on ne peut pas se réapproprier ce lieu. On ne parle pas que de baignade ou de kayak, mais aussi de pêche à pied ou juste de pouvoir s’asseoir sur la berge et avoir les pieds dans l’eau. Tant que c’est rempli de bouteilles en verre, c’est impossible. Sur un seul ramassage, on est capable de ramasser 600 bouteilles, c’est donc totalement inimaginable de laisser son enfant mettre les pieds dans la rivière, il risque de se couper, ce n’est pas sûr. Enfin, le dernier argument, c’est de permettre aux plantes indigènes de revenir. Ça va permettre aux insectes de continuer à pondre et donc de recréer toute une chaine alimentaire naturelle. C’est quand même plus sympa visuellement quand on regarde le Cailly de ne pas y voir au fond un vieux vélo ou une télé, mais plutôt de belles plantes. Après, le problème, c’est que dans notre rivière, certains endroits très pollués ne se voient pas, c’est le plus traître. 

Qu’est-ce que t’apportent ces expériences de ramassages avec les bénévoles ?
Les ramassages peuvent avoir l’air fastidieux et les gens peuvent se dire qu’ils ont autre chose à faire que d’aller ramasser les déchets des autres le week-end, mais on le fait parce que l’on se sent utile. Parfois, le premier pas est difficile, mais une fois lancé, ils reviennent régulièrement. On a l’impression de changer la planète à notre échelle. Notre prétention, ce n’est pas de sauver le monde, mais de sauver le Cailly déjà. Surtout, on s’éclate ensemble et chacun le fait en souriant. Pour les plus jeunes, c’est une chasse au trésor : on trouve plein d’objets farfelus. Pour les plus grands, c’est plutôt le challenge de battre le record du nombre de kilos de déchets sortis du Cailly. Nous on fait plusieurs choses avec l’association. On propose les ramassages citoyens, car notre première mission c’est de ramasser des déchets. J’invite donc tout le monde à se joindre à nous, peu importe l’âge ou la condition physique. On se veut le plus inclusif possible. Le truc, c’est que les gens peuvent arriver et repartir quand ils veulent, tout est très libre. Il n’y a pas besoin de s’inscrire pour venir et c’est une activité gratuite ! On cherche à proposer une recette simple pour pousser les gens à venir. On peut donc aussi accueillir des personnes en situation de handicap ou de très jeunes enfants. On a beaucoup de seniors, beaucoup de seniors isolés aussi, qui viennent parce qu’ils se retrouvent avec plein de gens avec qui ils peuvent échanger. On est passé de cinq ou six volontaires à une quarantaine, aussi bien des très jeunes que des participants de plus de 80 ans ! On partage toujours un bon moment après les ramassages. Ensemble, on discute, on regarde les objets retrouvés, on calcule le poids de ce que l’on a sorti de l’eau. Ce sont vraiment ces échanges qui nous motivent. Se connecter avec les gens du coin, partager notre passion et voir le nombre de participants augmenter… On échange avec tout le monde, même ceux qui parfois ne se pensent pas écolo alors qu’ils sont les premiers à mettre les pieds dans l’eau pour ramasser les déchets à côté de chez eux. Toutes ces discussions, ces débats… on change les mentalités grâce à ça. Puis ça peut avoir l’air bête de dire ça, mais ça fait rêver. Les gens ne nous croient pas nécessairement au début, quand on dit que ramasser des déchets peut faire rêver. Mais quand, à la fin d’un ramassage, on a une portion vraiment propre, on peut imaginer un jour s’y baigner ou y faire du kayak !

As-tu des anecdotes intéressantes à raconter lors des nettoyages ?
On trouve fréquemment des sacs à main avec des papiers d’identité, des clefs de voiture, des choses comme ça… À chaque ramassage, on trouve 5 ou 6 jouets pour chien, donc on a le chien le plus heureux de la terre à la maison quand on lui ramène.
On trouve aussi beaucoup de pièces de motos ou de voiture. On trouve des vélos et on travaille avec la police municipale de Maromme pour leur transmettre les numéros de série, quand ils sont encore lisibles, afin de retrouver leurs propriétaires. Si le vélo est réparable, on le répare aux frais de l’association et on le rend à son propriétaire. S’il n’y a pas eu de dépôt de plainte et qu’on ne retrouve pas le propriétaire, on l’offre à l’un des bénévoles du ramassage.
Après, on fait toujours une rapide prospection des lieux de ramassages avant d’y revenir avec les gens. La dernière fois que l’on a fait ça, on est tombé sur des munitions de la Seconde Guerre mondiale ! On a d’abord retrouvé une balle, puis en remontant le courant, une autre, ça faisait vraiment Petit Poucet ! Il y avait des douilles toutes rouillées, puis on a fini par tomber sur une caisse en bois remplie de munitions de mitrailleuses lourdes, qui devaient être montées soit sur des avions soit sur des véhicules. On pense qu’elles ont fini là parce que les Allemands, pendant la débâcle qui a suivi le débarquement, alors qu’ils fuyaient devant les Américains, les Anglais ou les Canadiens, ont versé toutes leurs munitions dans les rivières. On a retrouvé la caisse à quelques mètres seulement d’un pont donc on peut imaginer qu’ils les ont juste jetés en traversant. Et comme dans le Cailly, il y a beaucoup de déchets, la caisse a fini enfouie sous ceux-ci. Finalement, ça les a en quelques sortes préservés. C’est une belle trouvaille archéologique ! Évidemment, on a tout de suite appelé la Mairie et la Police municipale, qui ont ensuite appelé des démineurs pour retirer toutes les munitions de la rivière en sécurisant le périmètre.

Quel soutien t’apporte la ville de Maromme dans tout ça ?
Au-delà d’une aide financière parce que l’association est basée à Maromme, la Ville nous apporte surtout une aide logistique, et ça, c’est aussi un coût pour la ville, parce que la prise en charge des déchets peut être assez couteuse. La ville de Maromme, c’est vraiment le contre-exemple de ce qui se fait de pire en France, parce qu’habituellement, les villes nous disent que c’est trop cher, que ça les dérange, qu’elles ne prendront pas en charge les déchets et que l’on doit se débrouiller. Ici, la ville se démarque vraiment des autres villes de la Métropole et c’est pour ça qu’on y concentre nos démarches, parce qu’on peut y travailler comme il le faut. On trie les déchets que l’on ramasse : le verre, parfois l’amiante, et les agents de la ville viennent avec un camion pour prendre les sacs et les déposer en déchetterie. Si la municipalité ne venait pas récupérer les déchets que l’on sort du Cailly, nous devrions payer de notre poche le faire de traiter les déchets des autres et on n’en aurait pas les moyens. On est une petite association, et on n’a aucun autre financement que la contribution de la ville qui nous sert à acheter du matériel pour pouvoir emmener les gens avec nous dans la rivière. Donc c’est vraiment une aide énorme et un beau moyen de montrer son engagement auprès des citoyens. Dans un monde où l’on se demande beaucoup si c’est à nous de faire les choses ou aux institutions, Maromme n’attend pas, ne rejette pas la balle, et agis. La ville prouve que « Maromme bouge, Maromme change » n’est pas juste un slogan et qu’elle s’investit pour l’écologie. Son implication indique aux personnes qui s’investissent qu’elle soutient leurs actions, qu’elle est solidaire et qu’elle les encourage.
Il y a aussi une belle façon de voir la problématique. Ce n’est jamais payant de dire aux gens que c’est juste sale, sinon ils continueront de jeter leurs déchets au même endroit. L’objectif de la mission, c’est aussi de montrer que l’environnement est beau et on veut faire constater qu’il reste de la vie dans le Cailly. Quand on fait les ramassages, on voit des poissons, des truites…
Ça nous est arrivé de sortir une très grosse anguille qu’on a remise à l’eau ensuite. On voit des larves d’insectes, des sangsues, et c’est d’excellents signes pour la qualité d’eau et la qualité de la rivière.
Maromme nous encourage en finançant, par exemple, des expositions où l’on montre toute la beauté qu’il y a sous l’eau ce qui contribue à sensibiliser les gens. Les déchets que l’on retire sont de très vieux déchets, ils ont plus de 70 ans. Croire que ce que l’on retire va revenir en quantité supérieure dès la semaine suivante est faux. Il y a moins de déchets ajoutés que retirés. Donc c’est un super bel exemple de la part de Maromme de mettre en avant la beauté de la rivière en exposant des photographies et en s’engageant à dire que oui, le Cailly peut être propre.

En parlant de pollution, il existe un filet Pollustock mis en place dans le Cailly par la Métropole pour ramasser les déchets chassés par les eaux de pluie…
Oui, et on voit une petite différence. Je travaille beaucoup avec des scientifiques et il a été démontré durant les 20 dernières années que 98% du plastique qui se retrouve dans la Seine vient de l’eau pluviale. Si on met des filets, on est donc capable de stopper 98% du plastique qui s’y retrouve ! C’est le meilleur moyen. J’ai déjà travaillé dans des égouts, on ne peut pas s’imaginer tout ce que l’on y trouve. Il y a plus de plastique que d’eau par endroit. Tous les emballages plastiques à usage unique, c’est là que ça finit. Et ça finit ensuite dans les rivières et les fleuves avec les clapets antiretour. Les gens ne réalisent pas, ils pensent que toute l’eau est traitée, mais l’eau de pluie n’est jamais vraiment traitée en France.
Dans le Cailly, on voit beaucoup moins de plastique, mais le problème, c’est qu’avec le courant il ne reste pas. Le plastique que l’on voit en ramassage a souvent moins de deux semaines, et dès les premières pluies, il se retrouve dans la Seine. Ce que l’on retrouve, c’est le plastique plus enfoui, qui date d’une époque où les gens jetaient leurs sacs poubelles entiers dans l’eau. Le filet arrête les déchets les plus importants à arrêter parce qu’il n’y a pas d’autres moyens. On ne peut pas aller dans la Seine ou dans le Cailly tous les deux jours pour les enlever, ce n’est pas réalisable.
Les gens ont peur quand ils voient le continent de plastique, mais ça commence chez nous. Et encore, le plastique de la Seine ne sort que très peu de l’estuaire. Tout le plastique de la Seine finit dans les champs. On finit par le manger. Entre le courant de la Seine et les marées, il y a deux forces qui s’opposent et ça bloque le plastique dans l’estuaire.
Des capteurs GPS avaient été mis sur plusieurs déchets, et sur la centaine mise à l’eau, ils n’en ont retrouvé aucun en mer, ils sont tous restés dans l’estuaire. La pollution ne va donc pas si loin et c’est incroyable de se dire que l’on fout en l’air notre propre environnement local. Une fois fragmenté en microplastique, ça sera encore pire.

Est-ce que tu as d’autres projets en lien avec tes actions ?
On fait des présentations, on explique ce que l’on fait à la population, on échange avec les gens sur la biodiversité locale, on présente un cours d’eau ou juste le petit coin de nature qu’il peut y avoir proche des chez eux. On se rend dans les écoles, dans les résidences pour seniors, dans les centres pour personnes en situation de handicap… On est actuellement en train de développer des ateliers immersifs en 360 avec des casques de réalité virtuelle. On pourrait se rendre, par exemple, dans une résidence pour personnes âgées et leur permettre de vivre une plongée comme s’il y était alors qu’ils ne sont plus nécessairement en capacité de le faire. On se voit mal inviter des seniors en EHPAD à venir se baigner avec nous et pourtant on sait qu’ils adoreraient avoir les pieds dans l’eau. Ces lieux-là leur rappellent leur jeunesse, les font rêver et leur permettent de s’évader un peu.
Il y a également ce que j’appelle nos « petites missions spéciales » : par exemple la création collective l’an dernier de l’Anguille du Cailly, une œuvre d’art de 4 mètres de long que l’on a exposé place Jean Jaurès pendant le dernier mois de l’environnement. Cette année, notre mission spéciale, c’est un très gros projet d’exposition autour de la Seine qui va nécessiter un gros travail de plongée pour aller à la découverte du vivant, de ce qu’il subit, et réfléchir à comment le protéger. On va travailler aussi autour de tous les affluents de la Seine, et donc le Cailly en fait évidemment partie. On voudrait que tous nos partenaires, dont Maromme, puissent recevoir cette exposition pendant une période donnée, en faire des présentations avec les scolaires, et partager tout que l’on aura construit autour de ça. C’est beaucoup de travail, plus d’une centaine de plongées, mais on ne va pas seulement faire de belles photos, c’est aussi un projet scientifique. Le but est vraiment de construite quelque chose pour expliquer le vivant et les pressions qu’il subit, apprendre à le protéger et comment également en profiter. Tout le monde parle beaucoup de se baigner dans la Seine avec les Jeux Olympiques et ça fait polémique. On n’en parle qu’avec la baignade, mais on ne parle pas de ce qui vit dedans. Personne ne se demande ce qu’il y a dans l’eau alors qu’il y a des poissons d’1m50, voire plus, sous leurs pieds ! Et c’est fou que l’on ait cette vie-là en plein centre-ville de Paris, où il n’y a pas de vie sauvage sauf dans l’eau ! Au final, c’est ça le vrai projet : se mobiliser pour redécouvrir et partager ces espaces de nature.

Quelles sont les prochaines actions prévues avec la Mission 1000 tonnes ?
On reprend les nettoyages en octobre, les dates sont à retrouver sur Facebook.
En hiver, on essaie aussi de trouver d’autres activités pour ne pas aller déranger les œufs pendant la période de ponte des poissons. On essaiera d’ajouter de nouvelles formules de ramassages juste sur berges. Ça peut aussi permettre à un autre public de pouvoir venir, comme les personnes en situation de handicap. Les berges sont plus accessibles, moins dangereuses. Il y a aussi des activités prévues avec la Mairie, notamment lors du Village de l’Environnement et de la Fête de la Rivière pour échanger et présenter le travail que l’on fait.
On est également en train de voir avec la municipalité pour financer des casques de réalité virtuelle pour les avoir à chaque fois que l’on fait des interventions sur la ville, que ce soit avec les scolaires ou les résidences pour les seniors. Ce concept-là rentre dans notre projet autour de la Seine. C’est un moyen de nous aider, et d’avoir un retour direct auprès de la population. On pourrait même laisser des casques à disposition à la médiathèque et les gens pourraient « plonger » sans aller dans l’eau. Il y a plein de choses possibles.
On souhaite aussi organiser des ateliers et des ramassages avec toutes les écoles de la ville… Il y a plein de choses de ce type en cours, donc pour l’année 2024-2025, il devrait y avoir beaucoup de nouvelles choses. Le but c’est de continuer à intéresser et à mobiliser les Marommais !